L'UKRAINE, CETTE INCONNUE
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Pour beaucoup de Français, même cultivés, l'Ukraine n'est qu'une vague province de l'U.R.S.S., partageant avec d'autres peuples aux noms étranges, les vicissitudes ou les délices d'un régime exemplaire ou abhorré, tous ces peuples étant désignés sous l'appellation générale et simplifiée de « russes ».
L'U.R.S.S. est trop souvent étudiée d'après ses problèmes économiques et techniques, au détriment des facteurs culturels, nationaux, religieux ou historiques. On oublie de tenir compte de la mentalité et des structures des peuples qui, depuis des milléaires, ont suivi d'autres voies, côtoyé d'autres voisins et se sont heurtés à d'autres problèmes. (Par exemple, la civilisation des Esthoniens, foncièrement occidentale, diffère autant de celle des Yakoutes ou des Touvains que celle des Bantous de celle des Flamands).
On ramène trop facilement le vaste et complexe enchevêtrement des destinées historiques de l'immense plaine est-européenne à de mesquines jalousies ou rivalités provinciales, à des régionalismes tels que l'on en rencontre dans notre pays dont la vieille culture est solidement assise et organiquement scellée depuis deux mille ans.
Or, la grande migration des peuples qui a secoué l'humanité pendant tout le premier millénaire de notre ère, et dont les dernières vagues n'ont précédé que de peu la Révolution française, s'était surtout déployée sur l'emplacement de l'U.R.S.S. actuelle.
On pourrait croire que ce ne sont là que des problèmes purement locaux, dépourvus de tout intérêt général. Pourtant, le sort du monde dans les décennies à venir dépend en grande partie de la solution qui leur sera donnée.
L'opinion selon laquelle le régime soviétique, même s'il présente des inconvénients dans d'autres domaines, a résolu une fois pour toutes, à la satisfaction générale, le problème des nationalités, est largement répandue, même dans les milieux plutôt hostiles au communisme. On oublie que derrière le paravent du Parti qui s'efforce de présenter une façade unie aux étrangers crédules, toutes les passions, les rivalités et les dilemmes du passé demeurent, que la carapace uniforme du parti, plutôt que de les étouffer, n'a fait que les amplifier avec une prise de conscience accrue.
C'est le cas de l'antisémitisme dont on commence à entendre parler en Occident. On nous a fait croire à une solution quasi-définitive du problème juif ; le régime aimait la présenter comme une de ses réussites les plus incontestables. Or, on s'aperçoit maintenant qu'il n'en est rien. On finira par se rendre compte qu'il en est de même pour la presque totalité des problèmes qui ont secoué l'ancien empire des Tsars et qui continuent de préoccuper les vieux peuples dont les caractères ancestraux se sont avérés trop tenaces pour qu'un changement de régime puisse avoir raison d'eux.
Dans les milieux intellectuels français, on discute davantage sur la préférence à accorder au terme « soviétique » plutôt que « russe », ou vice-versa, que sur n'importe quel problème réel du vaste assemblage de nations, de tendances spirituelles et de phénomènes naturels, aussi pressant soit-il, qui se joue sur la vaste plaine est-européenne et dans son immense appendice asiatique.
Nous devons reconnaître que le manque d'intérêt dont fait preuve l'Occident pour toutes les manifestations de la vie de cette partie du continent, si ce n'est celles que son régime actuel met en lumière, l'empêche de discerner souvent l'essentiel du devenir de l'un des facteurs de notre planète.
L'idéologie officielle de l'U.R.S.S. fait une différence très nette entre ce qu'elle appelle « nationalisme soviétique » et « nationalisme bourgeois ». Le premier est avant tout l'attachement aux institutions et au régime actuel, opposé à l'Occident « capitaliste ». Le second est un sentiment national pur et simple, indifférent aux questions de régime politique, préoccupé uniquement par le salut de son ethnie. On l'appelle alors « bourgeois » et il constitue un délit.
On se souvient de la campagne de presse acharnée, déclenchée contre le poète ukrainien Volodymyr Sossioura, dont la seule faute avait été d'inviter ses concitoyens « à aimer l'Ukraine » sans spécifier que cette Ukraine devait être soviétique, la seule valable.
Des cas semblables se retrouvent couramment dans la presse, l'accusation de nationalisme « bourgeois » étant portée contre toute manifestation nationale insuffisamment teintée de dévouement au Parti.
Certes, lorsqu'on étudie cet immense événement qu'a été la révolution de 1917 qui a bouleversé l'histoire du monde, il serait aussi erroné d'en négliger l'aspect social que celui de la naissance d'une nouvelle pseudo-religion, qui en a été le facteur essentiel.
Néanmoins, l'aveuglement parfois volontaire de l'Occident, en ce qui concerne les vastes territoires de l'Est-Européen, bouillonnants de passions, d'intérêts opposés, de perspectives historiques mêlées, prêts à se déclencher et à s'imposer avec violence à l'attention du monde épris de calme et de sécurité, l'empêche de déceler, non seulement les immenses forces qui peuvent déterminer l'avenir du monde, mais aussi de non moins immenses valeurs positives, celles du domaine culturel comprises.
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Parmi les pays gouvernés par le gouvernement du Kremlin, l'Ukraine est le plus peuplé, politiquement le plus puissant, et l'un des plus importants du point de vue culturel.
Dans ce domaine, seuls quelques petits peuples de très vieille culture, situés à la lisière de l'empire, comme les Arméniens ou les Géorgiens, la dépassent.
On ne peut comprendre l'histoire et par conséquent la politique de l'est-européen, sans tenir compte du puissant facteur ukrainien. Ce problème ne date pas d'hier.
Ce n'est pas un hasard si l'empire de Kiev, première formation étatique des Slaves orientaux, était situé sur le territoire de l'Ukraine actuelle. Or, sa gloire est revendiquée aussi bien par les historiens russes qu'ukrainiens. L'étude linguistique de son héritage littéraire en justifie d'ailleurs la possibilité. Le chef-d'œuvre littéraire de l'époque, le fameux « Dit de la campagne d'Igor », expression d'une culture orale très élevée pour cette époque, constitue à parts égales le fondement de la littérature des trois branches du monde slave oriental : les Biélorussiens, les Russes et les Ukrainiens. Chacune cherche à s'en attribuer l'exclusivité, comme les sept cités helléniques revendiquaient l'honneur d'être la patrie d'Homère.
À cette époque, l'Ukraine constituait le noyau central de l'État, alors que la Biélorussie et la future Russie impériale n'en étaient que la périphérie. Ce n'est qu'à partir de la chute de Kiev, sous les coups de l'envahisseur tartare, que les chemins des trois peuples se sont séparés pour des siècles. Cela n'a pas manqué de donner à chacun d'eux des caractères qui les diversifient nettement.
Il est d'ailleurs naturel qu'un ensemble humain aussi vaste que la branche orientale du monde slave ne puisse demeurer longtemps homogène sans se diviser en plusieurs formes distinctes. C'est le propre de tout organisme vivant, tant social que biologique, que de tendre vers la diversité qui mène inévitablement à la formation de centres dialectiquement opposés. L'apogée de la grandeur et de la puissance de l'Europe occidentale, ainsi que de son rayonnement à travers le monde, avait coïncidé avec la phase la plus aiguë de la rivalité de ses deux plus grandes puissances : la France et l'Allemagne, et non avec la tendance de réconciliation fédérale vers laquelle on tend actuellement.
Cette situation est peut-être l'une des causes de la puissante attraction que l'Occident n'a jamais cessé d'exercer sur l'esprit ukrainien, et qui est demeurée jusqu'à ce jour un des facteurs essentiels de sa personnalité culturelle.
Le mariage finno-ougrien et mongole, très sensible dans l'ethnie du peuple russe, est presque inexistant chez les Ukrainiens, qui restent l'échantillon le plus pur du type slave-oriental.
Depuis toujours, la réceptivité de l'Ukraine aux souffles venant de l'Occident, à l'antiquité classique, aux influences religieuses de l'Europe, sa nostalgie du monde méditerranéen, ont été beaucoup plus fortes que chez les Russes de Moscou. C'est de Kiev que Moscou a reçu, non seulement le christianisme, mais aussi un apport constant d'éléments classiques. La cathédrale de Sainte-Sophie à Kiev et d'autres monuments de l'époque kiévienne restent beaucoup plus proches des modèles helléniques que ceux de Novgorod et surtout de Suzdal, qui ont rapidement évolué vers l'abstraction métaphysique où les objets sont épurés jusqu'à l'état de signes abstraits d'une réalité nouménale, de plus en plus étrangers aux valeurs concrètes du monde sensible. Ce n'est pas un hasard si la première grande institution d'enseignement classique de l'Europe de l'Est - l'académie de Pierre Mohyla - s'était installée à Kiev plutôt qu'à Moscou, laquelle avait pourtant à cette époque une importance politique plus grande.
Incontestablement, grâce au puissant apport mongole et plus tard prussien, le sens des valeurs étatiques et l'instinct d'organisation politique ont toujours été plus forts à Moscou qu'à Kiev, plus enclin à l'anarchie et à l'insubordination. C'est ce qui a permis à Moscou de devenir le facteur déterminant de l'unification politique du continent, en grande partie au détriment de la tumultueuse et spontanée république méridionale.
Comme il arrive toujours dans ce cas-là, c'est le plus fort qui imposa sa loi et sa présence, sans tenir compte des caractères particuliers des nations assimilées.
Ce qu'on entend en Occident par « La Russie », c'est un équilibre constamment mis en question entre deux pôles dialectiques qui, tantôt se combattent, tantôt se complètent, tantôt s'interpénètrent, et toujours s'influencent ; équilibre qui, en tout cas, serait impensable sans leur participation à tous deux.
Si l'humanisme classique et renaissant a pénétré à Moscou par les disciples de l'illustre académie de Kiev (en fait, ce fut la première université du continent, dans le sens européen du terme), c'est la grande renaissance russe de 1890-1920 qui a permis la maturation et la modernisation de la culture ukrainienne du XXe siècle. Plusieurs de ses promoteurs les plus importants ont été formés par l'institut Halahan de Kiev, institution d'élite pour études secondaires, dirigée par le grand poète Innokenty Annensky, un des principaux animateurs de la renaissance russe.
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Toute l'histoire ultérieure de l'Est-Européen ne peut s'expliquer sans tenir compte de l'interaction de ces deux facteurs déterminants, en constante rivalité et en équilibre branlant.
Somme toute, la monarchie russe avait agi envers l'Ukraine d'une façon semblable à celle des royautés occidentales, préoccupées par la réunification du pays contre les forces centrifuges locales, de nature féodale ou républicaine. La royauté n'était nullement consciente de la naissance des États nationaux modernes qui ont résulté, à son insu et souvent à l'encontre de ses aspirations, de son effort d'unification.
Avant la Révolution française, les considérations de hiérarchie et de légitimité nobiliaire, ainsi que celles de ramifications ou de rivalités familiales tenaient lieu, aussi bien pour la masse de la population que pour les intellectuels, de statistiques.
Ce sont les historiens modernes qui donnent aux événements un coefficient national en prêtant à nos ancêtres des sentiments et des intentions qui ne se sont développés que plus tard. Souvent, ils le font à bon escient afin d'exalter le sentiment national de la jeunesse.
À cette époque-là, le sentiment religieux revêtait une importance que les générations actuelles, élevées dans un laïcisme en fait athée, ne peuvent concevoir. Les alliances entre les États étaient déterminées beaucoup plus par leur communauté religieuse que par les intérêts nationaux. De même, les divergences entre les religions constituaient la cause des guerres beaucoup plus souvent que les contradictions économiques, recherchées par les historiens marxistes qui appliquent au passé les critères du présent. Ainsi, la guerre de trente ans était avant tout une lutte entre le catholicisme et le protestantisme ; les intérêts des royaumes ne venaient qu'au second plan. La discorde religieuse, qui constituait le fond du problème, leur fournissait souvent le prétexte qu'ils recherchaient.
Les considérations purement nationales n'étaient ni invoquées, ni comprises.
La guerre de la succession d'Espagne n'était qu'une querelle dynastique. Les diverses couronnes en présence ne veillaient qu'à leurs intérêts respectifs sans se soucier de la nationalité des populations impliquées, à moins d'y trouver un prétexte et une justification à leurs actions.
Les intérêts nationaux ou économiques ne sont que des projections a posteriori du monde moderne dans l'histoire des siècles passés, agités par des mobiles qui nous semblent feints ou illusoires, tellement ils sont étrangers à notre conception des choses.
Pour garder une juste vue de ce développement, il est également important, aussi bien en ce qui concerne l'Europe occidentale que l'Est-Européen, de ne pas oublier que la notion même de nationalisme, chargée aujourd'hui d'une puissance explosive, n'existait pas. C'est la révolution française qui l'a créée afin d'opposer une formule de principe à celle de la légitimité royale.
Les nations ont mis du temps à prendre conscience d'elles-mêmes et ce processus est encore loin d'être achevé, même de nos jours où, à côté des innombrables formations nouvelles du Tiers monde, de nombreux peuples européens semblent vouloir se dégager de l'ensemble dont ils faisaient partie paisiblement et indissolublement depuis des siècles.
Le marxisme, loin d'avoir eu raison de pareilles tendances, a dû, au contraire, renoncer à l'internationalisme qui fut un des fondements de sa doctrine et sans lequel toute la logique de son système s'écroule pour ne laisser qu'un amas de contradictions insolubles. Son empire même est menacé d'une dislocation interne, dont les premiers craquements se font entendre.
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Pour comprendre le nationalisme moderne tel qu'il se développe sous nos yeux, il est indispensable de comprendre la réalité des siècles précédents à la lumière de ce qu'était leur propre mentalité.
Les empereurs de Pétersbourg agissaient d'abord en fonction de la diffusion de la foi chrétienne orientale telle qu'ils l'entendaient (« pravoslavnaïa vera » - la foi orthodoxe), ce qui impliquait la participation du peuple ukrainien, chrétien-oriental lui aussi, contre la Turquie musulmane. Le problème des détroits n'a surgi que beaucoup plus tard, sous l'évolution du monde moderne.
Les principautés chrétiennes du Caucase méridional avaient opté en faveur de l'empire russe pour se défendre contre la pression du monde musulman voisin. Ce qui les amenait, pour des raisons avant tout religieuses, à renoncer à leur indépendance. Ils ne pouvaient prévoir que cette indépendance prendrait, un siècle plus tard, une telle importance pour leurs successeurs, indifférents, par contre, aux problèmes religieux.
La nature véritable de la lutte entre l'Ukraine et Moscou (continuée par Pétersbourg) avant le XIXe siècle, était celle de la résistance de féodalités et de républiques, affaiblies par leur dispersion, contre la pression croissante d'un corps politique en voie de développement aux dépens de ses voisins moins importants et mal organisés.
Si les princes ukrainiens avaient songé davantage à unifier les féodalités isolées et les corps militaires plus ou moins anarchiques de Cosaques et de Haïdamaques, ils auraient pu résister avec plus de force à la pression du Nord, qui lui, était organisé.
Mais, comme nous l'avons déjà indiqué, les préoccupations de l'époque étaient d'abord religieuses. L'Ukraine, comme son nom l'indique, était avant tout une marge avancée du monde chrétien-oriental contre l'Islam. Elle a accepté de faire corps avec ses trois principaux voisins dont elle partageait ou croyait partager les opinions religieuses, sans avoir réfléchi suffisamment aux conséquences politiques et surtout nationales d'une telle fusion...
Là aussi, les historiens modernes projettent l'actualité sur le passé. Si l'Ukraine, à l'heure du choix, sous Bohdan Khmelnytsky, avait opté pour la Pologne, son adhésion aurait déterminé la prééminence polonaise dans l'Europe de l'Est et une répartition différente des forces en présence.
La politique des princes ukrainiens les amenait à s'attaquer à leurs voisins plutôt qu'à leurs propres féodaux. Elle a prédéterminé ainsi la sujétion que la nation ukrainienne cherche de toutes ses forces à rejeter.
Mais ce qui nous intéresse plus spécialement, ce sont les relations dynamiques entre les deux grands peuples de la plaine. Des Carpathes au Don, un peuple, animé d'une volonté farouche d'indépendance, a pris conscience de sa réalité nationale. C'est un processus irréversible.
Les services de propagande du gouvernement soviétique réussiront peut-être à en atténuer la portée aux yeux de l'Occident pendant quelques années encore ; mais, tôt ou tard, cette volonté triomphera, dans une explosion de ses forces.
À moins qu'on ne préfère prévenir ce séisme en accordant au peuple ukrainien ce qu'on accorde volontiers à tant d'autres sans la moindre restriction : le droit à un peu de dignité et de liberté. Qu'on reconnaisse son existence et les valeurs qu'il a produites. Qu'on écoute cette voix qui se veut aussi humaine que possible, à condition qu'un sort injuste ne l'exaspère pas.
C'est au « frère aîné » de Moscou à prêter l'oreille à cette voix étouffée. Mais il ne s'y décidera que si le monde libre l'incite à le faire.
Si l'on veut la paix, il faut désamorcer les situations explosives dans le monde, quel que soit le camp où elles se trouvent, et surtout s'il s'agit d'une cause aussi juste que la lutte d'un peuple civilisé pour son indépendance.
Certes, plus d'un Russe, tant en U.R.S.S. qu'en exil, se rend de plus en plus compte de l'impérieuse réalité que présente le peuple ukrainien. Il n'y en a pas beaucoup qui souhaitent le maintien éternel d'une soumission qui ne fait qu'envenimer les relations entre les deux peuples, qui n'a que trop duré, et qui semble, à la longue, de moins en moins possible.
Mais bien d'autres obstacles sont encore à écarter pour une solution équitable du problème ukrainien, qui reste un des grands problèmes du monde moderne. L'une des premières conditions pour aboutir, c'est la prise de conscience par un grand nombre de gens de bonne volonté, dans le monde entier. C'est à la fois une question d'équité et d'intérêt général.
La première chose à faire, c'est de rompre l'épais mur d'ignorance qui entoure l'Ukraine et son peuple.
Tout d'abord, l'ignorance mutuelle des deux peuples, les premiers intéressés, est à peine croyable.
En ne tenant pas compte des nationalistes extrémistes des deux camps, qui agissent d'une façon machiavélique, il faut se rendre à l'évidence que le Russe moyen, même cultivé, est persuadé que l'Ukrainien (pour lui le Russe du Midi, parlant un « dialecte » légèrement différent) est aussi russe que lui-même et que le nationalisme ukrainien n'est qu'une diabolique élucubration forgée de toutes pièces par les ennemis de la Russie.
D'autre part, beaucoup d'Ukrainiens, même les plus inoffensifs et les plus bienveillants, voient dans chaque « moscoutaire » (« moskal ») un ennemi conscient et sournois, dont la seule préoccupation est de nuire à l'Ukraine, jaloux de ce beau pays et de sa riche culture car, comme on sait, les méchants moskals n'en possèdent pas l'ombre, si l'on ne compte pas le généreux apport ukrainien.
Certes, depuis quelque temps, les naïfs de ce genre se font plus rares. Par la force des choses, les gens reconnaissent qu'un peuple, une langue et une culture ukrainienne existent aussi réellement que la culture française, allemande ou algérienne.
Du côté ukrainien aussi, surtout dans le milieu cultivé, le respect, pour les sommets de la culture russe, se joint au désir de surmonter les rancunes, mêmes justifiées, sans quoi l'avenir de l'État ukrainien, enfin libre, risquerait d'être compromis, dès ses débuts.
On y rencontre de plus en plus de gens qui se rendent compte que la future Ukraine ne sera grande que si elle réussit à garder sa sérénité, à être noble et large d'esprit.
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Une véritable prise de conscience nationale du peuple ukrainien, dans le sens moderne de ce terme, n'eut lieu que vers 1840, en la personne de son grand poète Tarass Chevtchenko, véritable fondateur, vrai père de son peuple.
C'est lui qui, pour la première fois, sut élever l'idiome de son pays au rang d'un langage littéraire et en même temps, y créer une œuvre poétique d'une valeur immortelle, que seule la rareté des traductions, empêche d'atteindre une gloire universelle.
Depuis son apparition, la conscience nationale ukrainienne n'a cessé de grandir avec la puissance irrésistible des forces élémentaires de la nature, qui tôt ou tard surmontent tous les obstacles du monde, quels qu'ils soient.
Il faut accorder aux Ukrainiens leur indépendance politique. Ce serait non seulement justice, mais aussi sagesse et prévoyance. Car, de toute façon, et quelle que soit l'attitude du reste du monde, ce peuple puissant, plein de dynamisme et d'esprit créateur, saura se tailler sa part dans l'histoire et la géographie du monde.
Pourquoi persister à maintenir dans une humiliante et absurde dépendance l'un des peuples les plus importants, tant par son nombre, que par sa valeur, de l'Europe toute entière ?
On peut objecter que, dans le cadre de l'U.R.S.S., soi-disant supra-national (ce qui est exact dans une certaine mesure), le peuple ukrainien jouit de la même « liberté » et « indépendance » que tous les autres peuples de la patrie socialiste. Mais si, auparavant, on pouvait prétendre qu'aucune des républiques constituant l'Union ne s'en détachait (droit qui lui est reconnu par la constitution), parce qu'elle n'en avait pas le désir, les événements de Hongrie ont montré à tout le monde, d'une façon irréfutable, le sort qui attend ceux qui oseraient prétendre faire bande à part. Or, la Hongrie, juridiquement, ne faisait même pas partie de l'U.R.S.S. !
Le fait que le peuple ukrainien ne manque pas de compagnons de détresse, n'est pourtant qu'une consolation bien dérisoire. Certes, nous souhaitons la liberté et l'indépendance, non seulement aux Zoulous de l'Afrique méridionale et aux Papous de la Nouvelle Guinée, mais aussi aux Géorgiens, aux Esthoniens et à tant d'autres peuples, y compris les Russes eux-mêmes qui sont encore très loin d'être les maîtres de leur propre pays.
Parmi tous ces peuples, les Ukrainiens émergent par leur importance numérique et par leur civilisation proche des valeurs et de l'histoire de l'Occident. Un changement favorable de leur sort aurait suffi, pour bouleverser toutes les données du problème et pour préluder à la libération effective de tous les peuples actuellement opprimés dans le monde.
Le but proprement dit de ces quelques pages, est précisément d'attirer l'attention du lecteur français sur l'existence d'un peuple vaillant, doué d'une forte personnalité créatrice, digne d'un sort meilleur et d'une meilleure connaissance à l'étranger.
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La manifestation peut-être la plus remarquable de la culture ukrainienne est sa littérature et surtout sa poésie. Elle peut intéresser le public occidental, même le plus blasé et le plus difficile, mais il lui faut trouver des traducteurs dignes d'elle.
Pour parer, dans la mesure de nos faibles moyens, à ce besoin, nous préparons en ce moment plusieurs publications anthologiques, comprenant diverses périodes et divers genres de la littérature ukrainienne.
Nous espérons, si nous réussissons à capter l'attention bienveillante du lecteur français, lui permettre de faire la découverte des principaux représentants de cette littérature (sauf Chevtchenko qui, à l'occasion de son récent centenaire, avait bénéficié de quelques publications, d'ailleurs insuffisantes, aussi bien quant à la quantité qu'à la qualité), tels Franko, Stefanyk, Larissa Kossatch, Dovjenko, Ianovsky (dont l'un des romans a été publié aux éditions Gallimard, mais traduit d'après une traduction russe), Katchourovsky, ainsi que les plus importants des poètes, tels Tytchyna, Rylsky, Klen, Malaniouk, Antonytch, Oljytch, ou Andievska, sans parler de beaucoup d'autres, dont l'héritage, en raison de la rigueur des temps, est parfois plus réduit, mais souvent, encore plus remarquable, tels Svidzinsky, Ploujnyk, Zerov ou Khvylovy.
Certes, ces noms, pourtant très remarquables, ne disent rien au lecteur occidental, à l'exception peut-être de celui de Dovjenko, cinéaste de réputation mondiale. Pour ne pas nous contenter d'une affirmation gratuite, essayons d'esquisser au moins les grandes lignes de la littérature ukrainienne.
Le XIXe siècle fut surtout celui de la mise en branle des immenses forces accumulées par des siècles d'une âpre lutte pour l'indépendance. Leur cristallisation ne commença que beaucoup plus tard, à son tour brusquement interrompue par une nouvelle catastrophe politique.
Seul Chevtchenko avait réussi, tout en éveillant l'esprit assoupi de sa nation par une action politique d'une vigueur inaccoutumée, à créer une œuvre poétique de valeur. Une telle conjonction de contraires, d'habitudes irréconciliables, en une même personne, a été due en grande partie au fait qu'il a su vivre sa politique avec la vivacité d'une émotion personnelle et l'exprimer avec la nudité spontanée d'un langage direct, dont on ne se sert d'habitude que pour des problèmes purement subjectifs. C'est ce qui rend immortels, malgré l'inactualité fréquente des thèmes, la plupart de ses poèmes politiques.
Mais il a écrit d'autres poèmes, où l'acuité d'invective se joint à une audace métaphorique toute moderne et où, dans ses flâneries solitaires à travers le Pétersbourg nocturne, il évoque étrangement Baudelaire, qui lui était inconnu.
Si aucune figure de premier plan n'avait pris la succession immédiate de Chevtchenko, après sa mort prématurée en 1861, c'est en Galicie - l'aile la plus occidentale de l'ethnie ukrainienne, enclavée entre la Hongrie et la Pologne, et au pouvoir des Habsbourg à cette époque-là - qu'apparut un autre homme de génie, le plus puissant et le plus universel que le peuple ukrainien ait produit jusqu'à présent : Ivan Franko.
C'était un homme d'une culture encyclopédique et érudit dans de nombreux domaines aussi disparates que la linguistique, l'archéologie ou la sociologie, d'une productivité intarissable dans presque toutes les sciences humaines. Poète, romancier, polémiste, historien, ethnographe, philosophe, savant, aussi bien qu'artiste, il était très en avance sur son époque dans presque tous les domaines qu'il avait abordés. Cet homme prodigieux produisit des œuvres d'une grande envergure, d'une nouveauté totale, à la fois très modernes et audacieusement personnelles, tellement abondantes, qu'aujourd'hui on est encore loin d'être au bout du compte de ses innombrables inédits et travaux publiés dans les périodiques littéraires et scientifiques du monde. Dans plus d'un domaine, il a fait un travail de pionnier.
Dans la masse, pourtant, très considérable, de ce qui a été réuni en volume, on ne cesse de faire des découvertes étonnantes, parfois dans les domaines les plus inattendus. Ainsi, l'immense recueil posthume de ses poèmes sur les thèmes de la Rome antique, ses pronostics sur la révolution à venir, étonnants par leur clairvoyance, et que l'on ne saurait qualifier autrement que de prophétiques, à l'égal de ceux de Dostoïevsky.
La qualité artistique de son apport continue de dominer l'ensemble de la littérature ukrainienne, à tel point que l'un des rares savants occidentaux bien au courant des choses ukrainiennes, m'a dit récemment, que « le génie de Franko était trop grand pour son propre peuple ».
Le jour où l'Occident l'aura découvert, ce sera un géant de plus à joindre au petit nombre de ceux qui dominent la littérature universelle.
On se demande pourtant si le génie de Franko a été à un tel point écrasant pour son peuple, comme le croyait notre savant.
Si, à sa suite, aucune figure d'envergure égale ne s'est révélée, ce n'est que pour la très simple raison que ses égaux sont rares en soi et qu'il y a plus d'une littérature importante à travers le monde à laquelle même un seul créateur de la stature de Franko n'a pas été octroyé.
De plus, les circonstances se sont avérées, depuis, tellement hostiles au sort de ce peuple, que même s'il y en avait eu un en gestation, il n'aurait pas pu se manifester.
Larissa Kossatch, célèbre sous le pseudonyme de « Lessia l'Ukrainienne », a été un poète complexe et original, hautement cultivé, et en même temps, animé par une rectitude simple et spontanée. Morte à l'âge de 42 ans à peine, après avoir été immobilisée par plusieurs années de maladie, c'est surtout durant ses années de souffrance qu'elle déploya un sursaut créateur rare dans l'histoire de toutes les littératures.
Après une poésie lyrique que la production courante de l'époque dépasse rarement, elle avait soudainement produit une vingtaine de chefs-d'œuvre, sous la forme de brefs poèmes dramatiques, genre illustré un siècle plus tôt par Pouchkine, sur des sujets tirés de l'histoire universelle. Une action dramatique rapide et directe, un dialogue vif et précis, enchaîné avec la grâce d'une courbure de vase antique, s'y marient avec un lyrisme pénétrant, aux résonances infinies, comme des cercles qui se forment autour d'une pierre jetée à l'eau.
Dans cet ensemble, on hésite à indiquer un, ou même plusieurs chefs-d'œuvre. La totalité de ces pièces constituerait un sommet littéraire d'envergure mondiale, s'il était possible de conserver en traduction le relief et la netteté de leur expression, qui s'étend presque constamment sur plusieurs plans à la fois - lyrique, plastique, même politique, simultanément à une action toujours ramassée et précipitée vers le dénouement.
Si je devais choisir, je m'arrêterais sur « L'Orgie », d'une grâce et d'une acuité classiques qui font songer à Racine et à Pouchkine, et sur « Le chant de la forêt », où un profond thème folklorique est évoqué avec une richesse de visions lyriques et avec la sensibilité multiple d'une symphonie de Mozart, tout à fait inoubliables.
Avec Strindberg, O'Neill, Lucian Blaga et H. Leiwik, les poèmes dramatiques de Lessia constituent le sommet du théâtre de notre siècle.
Les nouvelles brèves de Vassyl Stefanyk révèlent des profondeurs de l'âme paysanne, insoupçonnées avant lui.
Leur style laconique, où chaque mot porte, en fait autant de poèmes en prose d'un étonnant modernisme, certainement involontaire chez cet homme qui fut lui-même un paysan authentique, une espèce d'aristocrate paysan de vieille souche.
Enfin, la prose du conteur Mykhaïlo Kotzioubynsky, comme la poésie lyrique de Lessia, avait aussi à traverser, à ses débuts, une zone d'aridité, due à l'influence populiste, dont la stérilisante tendance, obstinément sociale, menait vers une étroitesse provinciale. Mais vers la fin de sa vie, il a réussi ce chef-d'œuvre incomparable qu'est « Les Ombres des ancêtres oubliés », dont on a tiré un film, récemment projeté à Paris, sous le titre des « Chevaux de feu ». Certes, malgré l'accueil favorable dont cette œuvre a joui, elle ne donne qu'une idée très approximative de cette prose d'une sensibilité, d'une précision, d'une couleur et d'un pouvoir évocateur qu'on ne retrouve que chez les plus grands. Il ne me semblerait pas exagéré de désigner Kotzioubynsky comme le Chateaubriand de la prose ukrainienne.
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Tous ces écrivains avaient surgi à une époque où leur pays, divisé entre la hiérarchie des Habsbourg et celle des Romanov, aspirait avec avidité à son émancipation et s'appliquait fébrilement à la préparer. Ils se plaignaient souvent de l'oppression que subissait leur peuple et qui allait jusqu'à gêner parfois la portée et la diffusion de leurs travaux.
Certes, ils ne pouvaient (à l'exception d'Ivan Franko) prévoir la catastrophe qui attendait l'Ukraine dans l'avenir immédiat, et à côté de laquelle s'estompaient toutes les peines de la sujétion.
Nous avons déjà mentionné l'immense bouillonnement de forces créatrices, sans précédent dans l'histoire de l'Est européen, qu'était la renaissance russe, surgie entre 1890 et 1920.
Cette immense rénovation s'est étendue rapidement à partir des capitales jusqu'aux coins les plus reculés de la périphérie, en suscitant chez tous les peuples de l'empire la volonté de surmonter le provincialisme stérile, inhérent à l'asservissement de la littérature par les besoins de l'actualité politique, qui régnait jusqu'alors sans partage. C'était le triomphe des conceptions modernes, d'une exigence plus sévère, d'une véritable originalité, signes infaillibles d'une vraie maturité humaine et artistique, comme on les concevait en Europe.
En fait, c'était même plus. Dans le subconscient des peuples avancés de l'empire, le niveau européen était dépassé, ou plutôt, on n'en tenait pas compte. Il ne s'agissait pas d'atteindre un modèle, mais de rivaliser avec lui, par des moyens propres. Une civilisation d'un type nouveau était en gestation, qui aura encore son heure sur le cadran de l'histoire. L'explosion de 1917, elle-même, n'était qu'un effet de l'excès des forces, accumulées depuis longtemps et qui cherchaient avec violence une issue inconnue dans l'histoire depuis de nombreux siècles.
C'était un phénomène de génération spontanée, d'un changement subit de l'atmosphère, d'une insatisfaction vite généralisée à l'encontre de ce qui existait, accompagnée d'un renouvellement d'optique, même chez les personnes jusqu'alors les plus ordinaires et les plus effacées.
Je ne serais point étonné de voir les historiens de l'avenir commencer l'histoire de la révolution russe par les premiers précurseurs de 1890, plutôt que par les nihilistes de 1860, car en réalité, la révolution que le monde traverse actuellement est moins sociale que métaphysique et apocalyptique.
Si au XVIIe siècle, lors de l'épanouissement des humanités classiques dans l'académie de Pierre Mohyla, c'était la Russie qui avait suivi l'impulsion venue d'Ukraine, au début du nôtre, c'était le mouvement en sens inverse : l'initiative est venue des capitales du Nord. L'apparition même de personnalités telles que Pavlo Fylypovytch, l'illustre slaviste Dmytro Tchyjevsky, Iouri Klen ou Tytchyna, est impensable sans cet élan.
Il est également hors de doute que le bref et brillant épisode de l'indépendance nationale, entre 1917 et 1920, avait créé le climat nécessaire à l'éclosion effective de ce qui est resté dans l'histoire sous le nom de « la renaissance ukrainienne ».
Cette renaissance représentait beaucoup plus que celle de la Russie, qui l'avait déterminée.
Mais hélas, on a dû l'appeler aussi, à juste titre, « la renaissance fusillée ».
Si la renaissance de la Russie, éclose vers 1890, avait bénéficié d'environ trois décennies pour s'épanouir, celle de l'Ukraine n'a duré qu'un peu plus de dix années, gravement endommagées et compromises dès le début par l'immense secousse révolutionnaire qui l'a privée des conditions normales de développement culturel. Le parti victorieux, maître absolu de la situation, préoccupé, à l'époque, surtout de problèmes sociaux, était étranger à l'esprit qui animait les renaissants ukrainiens qui étaient, pour lui, des indifférents, ou des suspects.
La conception purement utilitaire de la littérature, professée par le parti, avait forcé les renaissants ukrainiens à ruser constamment avec le pouvoir ; aussi, dès leurs débuts, toutes leurs manifestations étaient-elles fortement marquées par un compromis inévitable et par l'admission implicite d'une conception du monde devenue obligatoire. Toute diversité, toute multiplicité, tant dans les conceptions que, bientôt, dans la création, fut entravée.
Dès ses débuts, la renaissance ukrainienne dut adopter non seulement le vocabulaire marxiste, mais aussi faire constamment attention à ne pas s'écarter d'une façon trop visible de ce qu'on appela la « ligne du parti ». Tout développement d'un mouvement philosophique original qui avait constitué l'un des titres de gloire les plus éclatants de la renaissance russe, était alors impossible.
Or, tout le passé de l'Ukraine permettait d'espérer le contraire. En effet, les penseurs les plus originaux et les plus authentiques des deux siècles précédents (avant que la philosophie russe ait pris son élan) étaient des Ukrainiens, même s'ils publiaient en russe : le grand mystique du XVIIIe siècle, Hr. Skovoroda, qui ne céderait pas en envergure à Jacob Boehme, Pamfil Jurkevytch, le maître de Vladimir Soloviov et l'un des adversaires les plus redoutés des nihilistes, dont les écrits gardent jusqu'à aujourd'hui une actualité et une fraîcheur étonnantes, A.A. Potebnia, un des grands philosophes du langage à l'échelle mondiale, qui avait ouvert, dans ce domaine, des perspectives nouvelles, qui sont encore loin d'avoir été épuisées. La critique littéraire formaliste, qui prend, depuis quelque temps, une extension toujours croissante dans les principaux pays de l'Occident et qui fut illustrée par des noms aussi universellement révérés que ceux de Mukarovsky en Tchécoslovaquie, M. Kridl en Pologne, V. Chklovsky en Russie (qui a été forcé de s'en dédire sous la pression stalinienne, mais dont les meilleures œuvres ont été inspirées par cette doctrine), René Welleck et R.P. Blackmur aux U.S.A., a été déclenchée par les travaux de Potebnia.
Un échantillon brillant de cette méthode a été récemment produit en France par Jean-Pierre Richard, dans son recueil d'essais « Onze études sur la poésie moderne » (Seuil, 1964).
De même, parmi les penseurs les plus importants de la renaissance russe, figurent Lev Sestov et Nikolaï Berdiaev, tous les deux nés à Kiev, le dernier, d'une lignée d'ancêtres cosaques, dont était formée une grande partie de la noblesse ukrainienne. Les réunions philosophiques de Kiev ne cédaient en importance qu'à celles de Pétersbourg et de Moscou. Deux personnalités de premier plan de la philosophie russe récente en sont issues : V.V. Zenkovsky, auteur d'une histoire de la philosophie russe qui fait autorité en la matière et fut traduite dans la plupart des langues du monde libre (elle fut même rééditée en U.R.S.S.) et Vladimir Iline, le représentant le plus brillant de la pensée russe.
Malgré ces possibilités exceptionnelles, une philosophie originale en langue ukrainienne n'a même pas pu s'ébaucher en U.R.S.S., où seule la version officielle du marxisme est tolérée.
Quant à la littérature, elle a pu bénéficier d'un bref répit, dû à l'orientation politique du gouvernement soviétique pendant la première décennie de son existence, lorsque son effort principal portait sur la suppression du nationalisme russe, cible de choix pendant cette première étape de la révolution soviétique.
C'est pour le contrarier et en limiter la portée, que le gouvernement a toléré, et peut-être même encouragé, pendant ce court laps de temps, l'épanouissement de la littérature ukrainienne. Certes, on la préférait « prolétarienne », mais, tout de même, il ne fallait espérer lui redonner quelque importance, qu'à condition de lui abandonner un minimum de liberté et d'initiative propre.
C'est pourquoi, au prix d'un courage implacable, d'une ingéniosité constamment en éveil et d'un amour plein d'abnégation pour la littérature, une équipe d'intellectuels avait réussi, pendant cette décennie, à assurer l'éclosion de cette plante paradoxale, aux racines dénudées, que fut la trop brève renaissance ukrainienne.
Au début des années trente, un véritable pogrome contre la jeune culture ukrainienne fut perpétré, dans lequel, la plupart de ses plus remarquables représentants trouvèrent la mort. Quelques-uns s'échappèrent vers l'exil et quelques autres acceptèrent une soumission inconditionnelle, plus ou moins feinte, mais inéluctable.
Pour donner une idée de l'étendue du désastre, indiquons l'âge de quelques participants, parmi les plus importants, de cette renaissance, au moment de leur arrestation ou de leur capitulation, ce qui, de toute façon, mettait fin à leur œuvre : Mykhaïlo Draïkhmara et Less Kourbass : 46 ans ; Mykola Zerov : 45 ; Pavlo Fylypovytch : 44 ; Mykola Koulich : 40 ; Mykola Khvylovy s'était suicidé à l'âge de 40 ans pour attirer l'attention du monde sur l'extermination de la culture ukrainienne ; Rylsky : 36 ans ; Ploujnyk : 35 ; Mykola Bajan : 27 ; Olexa Vlyzko : 25.
Plusieurs années avant le désastre, la suspicion et les persécutions systématiques dont tous ces gens étaient victimes leur rendaient pratiquement impossible toute activité littéraire suivie.
À l'âge de ces hommes, Goethe se trouvait en Italie et, quant à son œuvre, il n'en était qu'aux « Années d'apprentissage de Wilhelm Meister », avant la première partie du « Faust ». Chez Victor Hugo, c'était l'âge des « Burgraves », antérieur aux « Contemplations » et aux « Châtiments », chez Paul Valéry, à peine celui de la « Soirée avec M. Teste ».
C'est à cet âge que l'équipe la plus brillante que l'histoire des lettres ukrainiennes ait jamais connue a été dispersée et en grande partie anéantie, sans parler d'innombrables cadets dont beaucoup eurent à peine le temps de débuter.
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Malgré ce désastre, on ne saurait que s'étonner du prodigieux résultat des efforts désespérés de ces créateurs traqués et démunis.
Entre autres, ils ont réussi, et avec quel éclat ! une gageure qui semblait condamnée d'avance, en ce XXe siècle, où toutes les formes stables de la création artistique semblent emportées par une tempête irrésistible vers une destination inconnue : ils ont créé un classicisme authentique, rigoureusement conforme aux préceptes de l'antiquité, mais, en même temps, ayant assimilé tout l'apport du modernisme le plus audacieux. Ils ont créé un style, à la fois impeccablement clair et rigoureusement traditionnel, mais nourri de toutes les inquiétudes et expériences de notre siècle atroce, grandiose et contradictoire, en une synthèse équilibrée et riche.
Ce furent les « néo-classiques », groupés autour de Mykola Zerov dont la mort en la force de l'âge, dans un des camps de concentration les plus terrifiants du Nord, reste, jusqu'à ce jour, une blessure saignante sur le flanc du peuple ukrainien.
Lorsque j'avais dit, à propos de Franko, que les gens de son envergure ne se retrouvent guère, le nom de Zerov somnolait au fond de ma conscience. Certes, rien de plus dissemblable que ces deux hommes. L'un tout élan, tout flamme, bouillonnement innombrable de forces irréconciliables entre elles, tout recherche passionnée, l'âme continuellement sillonnée de contradictions et de désespoirs.
L'autre - une volonté d'acier, inébranlable, qui domine le tumulte intérieur et impose l'ordre au dehors, un ordre ayant atteint un rare degré de condensation et d'esprit de système, si utile pour cette culture en pleine ébullition.
L'un - l'aventure incarnée, l'indéfini protéiquement multiforme, constamment porté à l'improvisation et à la démesure, constamment enthousiasmé par autre chose, travaillé par un appétit dévorant pour toutes les manifestations de l'esprit et l'infinie multiplicité de la vie.
L'autre - calme conscience, élément maîtrisé, volonté de construction harmonieuse.
Mais chez tout les deux, la même ardeur, déchaînée ou contenue, la même avidité créatrice, le même attachement organique aux choses de l'esprit.
Seulement, le second a succombé à des sévices insurmontables, après un long martyre qui dévorait les forces affectées à son œuvre, gaspillées en pure perte par la nécessité de résister aux attaques incessantes des médiocres, des serviles et des envieux, tel un aigle jeté en pâture aux rats.
Et néanmoins cet homme a réussi, en plus de la formation du groupe néo-classique qui a produit mainte œuvre immortelle, un second miracle : le langage littéraire ukrainien, tiré par Chevtchenko du parler populaire, était resté, jusqu'aux environs de 1920, à peu près tel que le génial autodidacte l'avait laissé. Il ne manquait ni de richesse en nuances, ni de tournures et de termes expressifs, mais il était loin d'être mûr pour l'expression de la diversité et de la complexité du monde moderne dans tous les domaines. Son origine rurale était encore trop récente et se faisait encore sentir.
C'est Zerov qui lui a donné la perfection et la précision nécessaires à cette fin. De plus, son langage est d'une grande beauté intrinsèque, indépendante du sujet traité, d'une noblesse et d'une maturité qui n'ont plus pu être retrouvées depuis qu'il a été arraché à l'affection de tous.
Son œuvre poétique, mince en volume et réduite en diapason, ne tient que par la beauté de son expression. Elle est un sommet de la noblesse du verbe ukrainien, chose qui, d'habitude, suffit pour l'immortalité, dans n'importe quelle littérature.
L'œuvre de Zerov en tant qu'historien de la littérature et critique littéraire n'est pas moins importante. Dispersée dans des périodiques, elle n'a pas encore été recueillie, mais chaque fois qu'on rencontre, dans une vieille publication, une note signée par lui, aussi succinte soit-elle, on est émerveillé par sa capacité exceptionnelle d'aller toujours tout droit à l'essentiel ainsi que par sa perspicacité quasi infaillible, malgré un nombre de parti-pris injustifiés, sans lesquels, pourtant, il ne saurait y avoir de critique littéraire vivante.
Comme celle de Zerov, je ne crois pas que la poésie de Maksym Rylsky puisse jamais gagner l'intérêt du lecteur étranger. On dirait qu'il recherche à dessein les sujets les moins singuliers et qu'il évite l'insolite avec autant d'acharnement que d'autres contemporains le recherchent. Pour notre époque, c'est le poète le plus inopportun possible. Mais il reste néanmoins irrémédiablement moderne. Ou bien, si l'on préfère, hors du temps et de l'espace. Parmi tous les poètes ukrainiens il est peut-être mon préféré. C'est de la beauté à l'état pur, à propos de n'importe quoi, avec une préférence pour les choses les plus humbles et les plus quotidiennes, comme la pêche ou le jardinage, ou... la lecture et même la simple rêverie. Mais la forme est parfaite. C'est une espèce de causerie à bâtons rompus, mi-badine, mi-idyllique, d'un hautain détachement aristocratique (terme qu'on n'osait pas lui appliquer tant qu'il était vivant). Un Virgile moderne.
Mais à côté des visions fantastiques et de la puissante sensualité de Draï-Khmara, de la passion ascétique et de la hautaine conscience de la vanité du monde, tournée dans des vers d'une sonorité d'airain, toute latine, de Klen, de la sagesse gnomique et des fantaisies apocalyptiques de M. Orest et d'autres réalisations inoubliables de la poésie néo-classique, la littérature de ce bref éclat n'a pas manqué de produire d'autres merveilles.
Pavlo Tytchyna languit depuis des décennies, au milieu des oripeaux et du clinquant de grand dignitaire officiel du régime, d'ailleurs purement décoratif et dépourvu de tout pouvoir réel. On le dit très peureux, peut-être à tort. Il a été, dès ses débuts et du premier coup, un des grands poètes modernes de notre époque. À l'âge de trente ans, il écrivait des vers meilleurs que Rilke à 50, et que W. B. Yeats n'avait pas surpassé à 70. Mais à partir de quarante ans, ce qui est paru sous sa signature, aurait pu, aussi bien, être fabriqué par n'importe quel préposé à la propagande du régime.
Le nom d'Alexandre Dovjenko est familier à tous les amateurs de cinéma. Il fait partie indissolublement du grand triangle soviétique Eisenstein-Dovjenko-Poudovkine. Mais on ignore à l'étranger sa prose, qui attend encore sa publication intégrale. Le peu qui est parvenu à notre connaissance, constitue probablement le sommet de toute la prose ukrainienne moderne. Dovjenko a élevé le scénario à un niveau littéraire remarquable le transformant en une œuvre d'art autonome, d'une réelle valeur, indépendante de sa réalisation sur l'écran. Dovjenko est un visionnaire puissant, plein de fantaisie, et un évocateur toujours efficace. Il lui suffit de nommer un objet ou de camper une scène, pour les faire surgir devant nos yeux, avec couleur et vie.
Le seul fragment de ses souvenirs d'enfance qui ait été publié jusqu'à ce jour : « La Desna enchantée », ainsi que les rares fragments parus de son journal intime, manifestent une égale vigueur du regard, dirigé sur le monde environnant, ou braqué introspectivement sur son âme, d'où surgissent constamment des images complexes et saisissantes par leur fraîcheur et leur naturel.
Car ce grand artiste moderne n'est jamais compliqué ou artificiel. Taillé d'un seul bloc, on le retrouve toujours fidèle à lui-même, dans chacune des lignes marquées par sa griffe. L'écrivain n'est pas moins considérable que le cinéaste. Qu'on juge d'après les réalisations de ce dernier de l'envergure véritable de la culture ukrainienne moderne.
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Le complexe slave de l'Europe centrale présentait un terrain relativement propice à une reprise partielle des activités ukrainiennes devenues pratiquement impossibles en U.R.S.S. Lviv, la capitale de la Galicie, traditionnellement ukrainienne, avait abrité un certain nombre de jeunes artistes d'avant-garde et permis la publication modique des œuvres de quelques-uns des écrivains bannis ou proscrits d'U.R.S.S.
C'est à Lviv qu'on vit passer l'éblouissante apparition de Bohdan I. Antonytch, mort à l'âge de 26 ans, un des grands poètes modernes, une sorte de Rimbaud, déconcertant, tant par la soudaineté de son apparition et de sa disparition, que par la singularité et l'éclat invraisemblable de ses métaphores, aveuglantes d'audace et de nouveauté.
Quoique enthousiaste de Rimbaud et des surréalistes, qu'il étudiait avec passion, sa propre œuvre en est totalement indépendante. Il possède son propre registre de visions et de couleurs, axé plutôt sur la Bible et sur l'admirable école poétique polonaise de son époque, le « Scamandre », dont faisaient partie les plus intéressants parmi les poètes polonais modernes, tels Tuwim, Lechon ou Wierzynski.
De tous les grands poètes ukrainiens, il semble être celui qui devrait perdre le moins dans une traduction. On peut tirer de son œuvre la matière de tout un recueil à traduire, tant de ses poèmes, que de métaphores éparses, recueillies en partie sous le titre de « Pensées vertes d'un renard ». Ses essais, en grande partie encore inédits, présentent des conceptions esthétiques aussi neuves qu'audacieuses, écrites dans la langue imagée qui lui est propre.
À Lviv, la revue du nationalisme intégral « Visnyk » (Le Messager), dirigée par le polémiste Dmytro Dontsov, avait abrité une équipe de poètes d'une grande tenue verbale, parmi lesquels, le plus remarquable semble avoir été Oleh Oljytch, archéologue de formation, dont le vers, d'une sonorité puissante, animé d'un élan plein d'ardeur et d'une vive imagination, est rempli de réminiscences livresques et de nostalgie d'un monde libre, fier et sauvage.
C'est là que Evhen Malaniouk, moderniste à ses débuts, avait acquis une facture classique d'une grande beauté verbale et chargée d'une pensée où la philosophie de l'histoire se marie au pressentiment de la fin du monde qui approche. Mais c'est dans ses essais en prose que sa pensée philosophique acquiert toute sa profondeur et la puissance irrésistible d'une argumentation toujours surprenante de nouveauté.
Mais ces relais se sont avérés, eux aussi, de très courte durée. L'extension de l'hitlérisme anéantit les derniers flots de la vie culturelle ukrainienne, avec la déportation, l'assassinat et l'exil répétés de ses derniers représentants notoires. Ainsi les poètes Oljytch et Olena Teliha parmi tant d'autres, furent, soit fusillés par les hitlériens, soit exterminés dans des camps de concentration. Le poète et essayiste Iouri Klen, un des rescapés du désastre de 1931 en U.R.S.S., est mort, peu de temps après la libération, des conséquences des sévices et des privations subies sous le régime hitlérien. Evhen Malaniouk, devenu le poète majeur de l'exil, eut la chance de s'échapper outre océan.
Après tant de massacres et de catastrophes dont la moitié aurait suffi pour anéantir mainte autre culture, plus ancienne et plus solidement établie, à un moment où tout espoir semblait épuisé, où les rares rescapés se considéraient comme les gardiens d'un trésor enfoui à jamais, d'une espèce de latin classique, submergé par la marée d'une barbarie montante, la littérature ukrainienne a retrouvé encore une fois ses ressources de vitalité apparemment inépuisables.
En Amérique, des débris de réfugiés de toutes ces infortunes, une jeunesse ardente s'est levée, pleine de vigueur créatrice. Malgré les dures conditions matérielles de l'exil, elle arrive à publier un mince cahier collectif par an, d'un intérêt toujours passionnant, d'une facture aussi audacieuse que dynamique, ainsi que quelques rares plaquettes, presque toujours au compte de l'auteur.
Pour donner une idée de la puissance de ce groupement, je n'indiquerai qu'un seul détail, qui me paraît digne d'être relevé : chacun des cahiers annuels (le dernier que j'aie vu était le sixième) est supérieur aux précédents, ce qui indique une croissance presque verticale de la plupart des poètes qui les rédigent.
C'est là une avant-garde pleine de tempérament, à la hauteur des problèmes les plus avancés de la poésie mondiale.
Leur œuvre reste aussi personnelle qu'elle est neuve et puissante. Seuls l'ardeur juvénile et l'amour passionné de la poésie les réunissent, malgré leur diversité. Leur apport, d'ores et déjà, fait partie des réalisations valables de la jeune poésie mondiale.
En opposition dialectique avec leurs prédécesseurs néo-classiques, ces jeunes se placent à la pointe des recherches littéraires les plus avancées de l'heure présente. Si les néo-classiques, préoccupés surtout d'occidentaliser leur littérature, ont tourné le dos, non seulement au populisme tendancieux, mais aussi à leur propre folklore, les jeunes de New York n'avaient à faire aucun effort pour conquérir ce qui leur appartenait, sinon par la naissance (bien que certains d'entre eux soient déjà nés en Occident), du moins, par l'ensemble de leur formation.
Avec autant de raisons qu'un André Breton ou un E.E. Cummings, ils auraient pu dire : « l'Occident c'est nous ».
Par contre, pour eux, c'est la lointaine patrie captive qui prend figure d'une contrée de rêve et de fantaisie.
C'est pourquoi ils ont entrepris une réestimation du folklore, mais pas selon le mode sentimental du XIXe siècle. Ils l'abordent avec tout l'outillage de la science moderne, en pénétrant jusqu'aux tréfonds de l'ésotérisme qu'il recèle. Ce n'est plus sa beauté naïve et familière qui les attire, mais la sagesse insondable de ses formes énigmatiques.
C'est pourquoi, ce n'est plus la chanson lyrique qui les inspire, mais les motifs de la stylisation ornementale des tapis, de la céramique, des boiseries, du vêtement et d'autres objets d'usage populaire courant, relevés jusqu'au niveau artistique.
Ainsi, chez le plus grand de leurs aînés, Vassyl Barka, il en résulte quelque chose de totalement inédit, d'aussi insolite que les échos de l'art et de la poésie précolombienne qui commencent, de nos jours, à se faire un chemin dans la conscience de l'homme cultivé.
L'un des néo-classiques, helléniste émérite et traducteur d'Aristophane, Volodymyr Svidzinsky, avait déjà réalisé la synthèse d'un folklore immémorial avec le modernisme le plus avancé, dans une poésie frissonnante de mystère ésotérique, traduit dans des images pleines d'ironie et de couleur. On soupçonne, derrière ces visions envoûtantes, les gouffres agités d'un subconscient à examiner à la lumière de Freud, plein d'inattendus troublants.
Comme la plupart de ses manuscrits ont été brûlés avec leur auteur, lors de la retraite de l'armée rouge devant les troupes allemandes, « par mesure de précaution », il ne nous reste de son œuvre qu'un très mince recueil, qui constitue, néanmoins, un des sommets les plus élevés de toute la littérature ukrainienne.
Parmi les 5 ou 6 jeunes gens qui constituent le noyau de cette équipe remarquable : Bohdan Roubtchak, Bohdan Boïtchouk, Vira Vovk, Patricia Kylyna et quelques autres, deux surtout émergent, qui, s'ils avaient la chance d'une traduction efficace, ne manqueraient certainement pas d'enthousiasmer les lecteurs, même les plus exigeants, de notre époque : il s'agit de Iouri Tarnavsky et, tout particulièrement de Emma Andievska, qui a vraiment créé une nouvelle dimension de la poésie, en alliant, avec une fabuleuse richesse verbale et métaphorique, les acquisitions les plus osées du surréalisme, avec une vision très personnelle des domaines les plus insolites du folklore, comme la sorcellerie et la foire. On retrouve chez cette toute jeune femme des éblouissements d'une profondeur mystique, qu'on chercherait en vain chez maint sage aux cheveux blancs.
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De même, en U.R.S.S., sur les ruines du naufrage presqu'absolu de toute création culturelle authentique, dans le cadre d'une solution de continuité de toute tradition, d'une brutalité sans précédent dans l'histoire, une jeune génération a surgi, pleine de promesses et de vigueur, profitant du dérisoire allègement de l'oppression gouvernementale qui suivit la mort de Staline. Il a suffi d'une entr'ouverture à peine sensible du soupirail, pour que la puissante poussée ininterrompue de la sève du tronc ukrainien ait pu pousser ses quelques brins d'expression authentique.
C'est à cette dernière percée que nous limitons le recueil que voici.
Certes, les quelques auteurs que nous présentons sont encore très jeunes et, par conséquent, tout pronostic les concernant risquerait d'être démenti par l'avenir, tant en bien qu'en mal.
De plus, ils continuent à être gravement embarrassés par des interdits et des chicanes administratives, qui vont de la malveillance systématique et sournoisement orchestrée par la presse, jusqu'à des difficultés, souvent insurmontables, à se faire publier, et à des déboires personnels : la liberté dont ils bénéficient, même comparée à celle des générations précédentes, n'est que toute relative et incertaine.
Néanmoins, plusieurs, parmi eux, ont déjà à leur actif des réalisations dignes d'un intérêt universel, réalisations dont nous nous sommes efforcés de notre mieux de rendre l'équivalent en français. La personnalité de plusieurs d'entre eux semble, d'ores et déjà, esquissée avec assez de précision pour qu'on puisse en ébaucher le portrait.
Et c'est la première fois, depuis deux siècles, que la production littéraire ukrainienne l'emporte en importance sur celle de la Russie.
En effet, ces jeunes auteurs semblent bien nettement supérieurs à leurs confrères de langue russe du même âge, qui ont profité, eux aussi, du même dégel : Evtuchenko, Sosnora, Voznesensky, grâce à une propagande officielle puissamment déployée, ont traversé avec triomphe toutes les estrades du monde libre, en suscitant d'innombrables traductions.
Sans vouloir en rien minimiser les dons ni le courage, parfois admirable, notamment de l'auteur du « Babyn Iar », qui a osé s'attaquer à l'ignoble et redoutable Poskrebychev lui-même, nous croyons que les réalisations artistiques des jeunes poètes ukrainiens que voici sont à la fois davantage « poésie » - tandis que celles de Evtuchenko, par exemple, sont davantage polémique - et, en même temps, elles nous semblent plus audacieuses dans la recherche des formes d'expression d'avant-garde.
L'œuvre d'un Evtuchenko semble trop orientée vers les besoins d'une actualité immédiate, trop déterminée par l'effet à produire sur un éventuel auditoire (la poésie n'étant ici qu'un moyen à la poursuite d'autres buts, si dignes d'éloges qu'ils soient parfois), pour pouvoir compter sur une valeur intemporelle, seule pierre de touche valable de toute poésie.
Certes, il existe aussi une « poésie-journal » possible, à laquelle aucun envol n'est interdit, ainsi qu'un art du reportage qui n'a rien à envier à celui de la tragédie en vers, mais ces genres n'atteignent les sommets que si leur centre de gravité se situe dans le domaine de l'art, le journalisme n'étant alors qu'une manière, aussi valable qu'une autre. Or, si l'accent est posé sur l'action, l'œuvre passe, inévitablement, du domaine de l'art, dans celui de l'histoire politique, non moins honorable, mais qui ne nous concerne point ici.
Si, néanmoins, l'œuvre de Evtuchenko a pu jouir du succès foudroyant que l'on connaît - combien plus l'aurait pu celle d'un Dratch, d'une Lina Kostenko, d'un Hr. Kyrytchenko.
Etant donnée leur jeunesse, au risque de se tromper du tout au tout, Ivan Dratch me semble, parmi eux, le plus certain de ces espoirs. Son œuvre, quoique brève (au moins celle qui a pu être publiée et parvenir jusqu'à notre connaissance), est d'ores et déjà plus qu'une promesse.
Son audace métaphorique, aussi bien que formelle, vient d'une sensibilité particulièrement aiguë pour le langage. Dans ses meilleures œuvres, le sens est déployé à partir de quelques souches verbales, qui constituent, en quelque sorte, la matrice, le nœud vital du poème. Son œuvre est une plante purement verbale, un phénomène de l'élément langage, malgré les précautions constantes qu'il est obligé de prendre pour se faire admettre par le pouvoir et pour garder la possibilité de se faire publier.
Ainsi sa brève « Plaisanterie » sur Dieu, audacieuse, insolente et moderne, avec ses questions formulées en termes d'actualité, où l'on retrouve le volant, la grève, et même le culte de la personnalité. Le poète prend néanmoins au sérieux son interlocuteur céleste, et les interrogations qu'il lui adresse sont celles de toute l'humanité pensante, depuis des millénaires.
D'une façon générale, l'un de ses traits typiques est la capacité de fondre en une unité organique des éléments très divers, spécifiques du monde moderne, avec l'éternel. Ainsi Adam et le radar, Gandhi et le mammouth, la chlorophylle et l'antégalactique se retrouvent entre les limites d'un même bref poème, en s'éclairant et en se complétant mutuellement, avec l'acuité qui en résulte immanquablement, sans la moindre trace visible d'un effort voulu.
Dratch est également inquiété par l'énigme de l'existence : « Qu'y a-t-il derrière la porte de l'existence, capitonnée de cuir artificiel ? »
L'apparence « scientifique » de certains de ses poèmes dissimule mal le doute qui creuse son âme, comme on le voit, entre autres, dans son angoissante « Ballade du DNA - de l'acide désoxyribonucléique ».
En général, il arrive, à travers les obligatoires déclarations conformistes dont chacun des auteurs écrivant en U.R.S.S. ne saurait se passer sans encourir les risques les plus graves, à faire sentir un doute constant, une muette interrogation intérieure sur les puissances élémentaires sous-jacentes de toute réalité, qui arrivent à être maîtrisées par la raison, jusqu'à un certain degré, mais dont l'explosion menace constamment d'anéantir ses fragiles barrières.
Dratch possède une certaine propension à la poésie épique, qu'il est important de ne pas confondre avec l'usage fermement établi dans la poésie de l'U.R.S.S., depuis quelque temps, peut-être non sans une impulsion venant des sphères dirigeantes.
En fait, le réalisme socialiste oblige chaque auteur à suivre, non seulement des prescriptions minutieusement précises, concernant le fond et la forme de ses écrits, mais aussi le genre littéraire à utiliser.
Ainsi le roman est décidément préféré au drame en vers qui n'est admis que d'une façon épisodique, le roman social d'actualité étant préféré à l'historique, celui d'analyse étant plutôt mal vu et le fantastique toléré, uniquement pour la science fiction.
Le poète se voit rarement dispensé de l'obligation de fournir un texte pour des chansons de route ou d'atelier, texte auquel on ne demande que de l'entrain pour la troupe en marche, ou du rythme pour scander le travail manuel.
Non moins impérieusement, le poète se voit imposer l'obligation de produire des poèmes épiques, de préférence de grande dimension, du genre de ceux qu'écrivaient, au début du siècle précédent, Byron, Pouchkine ou Lermontov.
Dans cette question, il est important de distinguer entre une aspiration générale, qui a tendance à se manifester indépendamment de toute politique, et les vues gouvernementales, qui peuvent trouver le long poème narratif plus rentable, du point de vue de la propagande, qu'un bref texte lyrique, forcément plus propice à l'expression subjective.
Ainsi, à peu près dès le début du siècle, on a pu apercevoir dans la poésie russe un certain regain d'intérêt pour ce qu'on a pris l'habitude d'appeler là-bas « bolchaïa forma » (grande forme), après un siècle d'abandon. Même les symbolistes Blok, Bely et Volochine, vers la fin de leur vie, avaient fourni quelques échantillons remarquables et parfois vraiment brillants (comme « La Première rencontre » d'André Bely) de ce genre, naguère dédaigné.
Mais ce sont surtout les futuristes qui s'y sont illustrés, avec des chefs-d'œuvre tels que « Le Nuage en pantalon » de Maïakovsky ou « La Trompette de Gul' mullah » et « La Perquisition nocturne » de Khlebnikov. Tsvetaïeva, qui se tenait en dehors des cénacles, avait, elle aussi, illustré ce genre avec « Le Preneur de rats ».
Parmi les poètes ukrainiens de la même époque, c'est le classique Maksym Rylsky qui s'était surtout distingué dans ce genre, dont il a laissé plusieurs échantillons de toute beauté, moulés dans des octaves impeccables, d'une facture à la fois rigoureusement précise et nonchalamment impressionniste, dont les plus beaux restent probablement les premiers : « Na oużlissi » (« A l'orée ») et « Tchoumaky » (« Les voituriers de la steppe »).
Tytchyna aussi avait travaillé, pendant de nombreuses années, à un ouvrage de très longue haleine, en prose mélangée de vers, qui faillit être son chef-d'œuvre et le grand travail de sa vie, sur le philosophe et mystique Hryhory Skovoroda, déjà mentionné. Mais en raison des circonstances défavorables à la publication d'un ouvrage de ce genre, le projet a dû être abandonné. En tout cas, on n'en a vu que des fragments, très prometteurs.
Mais, d'autre part, et d'une façon totalement indépendante de cette aspiration, le gouvernement soviétique avait jugé ce genre préférable à d'autres et l'avait rendu obligatoire pour quiconque voulait se concilier les faveurs du régime. Peu à peu, tout le monde a dû emboîter le pas et, depuis nombre d'années, tous les poètes de l'U.R.S.S., quel que soit leur tempérament ou leur langue, ont dû publier des poèmes épiques le plus souvent dépourvus de toute valeur artistique, ou bien organisés artificiellement autour d'un passage lyrique réussi. Les exceptions sont rarissimes et encore, peut-être provisoires seulement.
De là, on est enclin à conclure sur le caractère forcé de tels exercices.
La propension épique de Dratch semble nettement due à l'aspiration générale, plus haut mentionnée, et n'avoir rien de commun avec les exigences officielles. D'ailleurs, ses rares longs poèmes, comme le célèbre « Nij ou sontsi » (« Le couteau dans le soleil »), sont construits plutôt comme une suite de textes, se répondant sur le plan musical, qu'en tant qu'une narration épique suivie.
Le plus souvent, ce sont des « ballades » (dans le sens germanique de ce terme, comme la « Lénore » traduite par Gérard de Nerval) - un mélange complexe et inédit, assaisonné d'un humour personnel, qui se meut à travers une savante confusion des plans, toute romantique, ou cubiste, si l'on préfère, en suivant la loi capricieuse des ramifications du langage, qui n'en fait qu'augmenter l'imprévu.
C'est là que nous pouvons entrevoir les immenses possibilités de ce poète, l'étendue de son diapason, allant de l'utilisation audacieuse et désinvolte du folklore, jusqu'aux nuances les plus raffinées du modernisme.
Comme son originalité reste forcément atténuée par les réticences officielles et les règles du réalisme socialiste en vigueur, ses audaces en sourdine ne nous font que pressentir l'envergure d'une personnalité d'une tonalité inimitable et insolite. Ainsi, dans « Les deux mouettes », le thème de Bikini lui a permis l'exploitation de la gamme négative - chose rare en conditions soviétiques, où une crânerie optimiste est de rigueur - permise uniquement à l'occasion de sujets ou de personnages condamnables au point de vue du régime. C'est ainsi que le grand poète yiddish Perec Markish, victime de l'un des derniers sévices de Staline, l'avait déployée avec puissance, à propos d'un SS prisonnier.
En dehors de pareilles occasions, on est condamné au majeur. C'est peut-être la raison pourquoi « Les Deux Mouettes » sont un des chefs-d'œuvre de Dratch. L'horreur de l'existence est profondément enracinée dans l'âme humaine, indépendamment des régimes politiques et autres contingences extérieures dont la relation avec le processus créateur est autrement plus profonde et complexe que les schémas superficiels de certains journalistes hâtifs.
Depuis l'épopée du chasseur Gilgamesh, créée à l'aube de l'histoire humaine, l'horreur, tel un fil rouge, traverse toute l'histoire des lettres du monde entier. Et on n'est pas près de l'abolir.
Lina Kostenko est maîtresse d'un style et d'une prosodie personnels, calqués selon le caprice de sa sensibilité tentaculaire et des impressions de la nature saisies sur le vif. Elle sait recréer l'atmosphère du paysage rustique, qui garde dans ses vers toute sa fraîcheur et sa spontanéité. Le vent, la pluie, la verdure, mènent dans ses poèmes brefs une existence indépendante de celle de l'auteur et nous donnent la sensation de l'immédiat.
En d'autres fois, les éléments naturels lui servent d'alphabet qui enferme, en de brèves paroles, sa sensibilité de femme et sa destinée de poète. La spontanéité et l'organicité de sa conception du monde surprend parfois par une profondeur inattendue chez une personne de cet âge.
C'est des profondeurs de sa féminité qu'elle tire ses intuitions les plus éblouissantes, que l'on pourrait qualifier d'« ésotérisme à l'état sauvage », comme la « Kazka pro Marou » (« Conte du spectre »), qui amplifie le genre inauguré par Tytchyna dans ses débuts, lorsqu'il nous avait donné ces deux chefs-d'œuvre : « Ivan Telesnyk » et « Doudaryk ». C'est de l'expérience spirituelle authentique, à peine voilée par des accoutrements verbaux tirés du folklore. Comme Dratch, Lina Kostenko ne doit pas être étrangère à l'enseignement du grand mystique de notre siècle, Rudolf Steiner.
Mykola Vinhranovsky, certes, supérieurement doué, reste souvent inégal, mais presque jamais absent. Même ses échecs portent l'empreinte de sa personnalité, impossible à confondre avec aucune autre. Il a une propension pour la rhétorique qui lui permet de soulever avec éclat certains thèmes officiels, mais ce n'est pas là qu'il est au mieux. C'est plutôt le cas de quelques accents, d'une spontanéité désarmante, sur le thème amoureux, qui sont, tels quels, tout droit de la grande poésie, comme le début de son poème, dont le incipit est : « Elle était pensive, comme un verger ».
Malgré cela, on sent chez lui la recherche d'un raffinement qui se traduit, notamment, dans un cycle de sonnets de facture parfaite, dont quelques-uns sont beaux d'un bout à l'autre. Ses dons de visionnaire font songer à Dratch, mais dans une tonalité plus livresque et plus émotive à la fois. Quoique le souffle lui manque pour se maintenir aux sommets qu'il atteint souvent et aisément, même ses œuvres mineures sont parsemées d'étincelles de poésie authentique, d'une qualité d'autant plus précieuse, que son parfum est tout particulier et inimitable.
Ces trois poètes sont généralement reconnus pour être les chefs de file de l'équipe du dégel en Ukraine. Mais le courant amorcé par eux n'est qu'à ses débuts. Tout un essaim d'autres, plus jeunes, éclos avec une simultanéité et une rapidité étonnantes, donne à la nouvelle poésie ukrainienne de l'U.R.S.S. l'aspect d'un ciel étoilé au crépuscule où, chaque fois qu'on tourne la tête, on voit surgir des étincelles, encore incertaines, mais toujours plus nombreuses.
Il serait oiseux, surtout à l'intention d'un lecteur étranger, d'énumérer tous ces Volodymyr Loutchouk, Borys Netcherda, Dmytro Tcherednytchenko, Mykhaylo Bakhtynsky, Ivan Nyjnyk, Vassyl Holoborodko et tant d'autres, dont, pourtant chacun est une promesse, un visage aux traits précis, et dont quelques-uns ont déjà une ou deux plaquettes à leur crédit.
Certes, comme c'est toujours le cas en pareille occurrence, au milieu de cette jeunesse, dont la plupart n'a pas encore atteint l'âge de trente ans, les avatars les plus surprenants restent toujours possibles. Il est plus que probable que, demain, la vue de ce terrain soit méconnaissable pour celui qui le scrute aujourd'hui : que des collines majestueuses s'érigent aux endroits sillonnés aujourd'hui de fossés profonds et que les parterres les mieux fleuris aujourd'hui, soient dévastés demain par la grêle ou la vermine. Non seulement la perspective nous manque pour considérer l'ensemble de notre époque, mais l'expérience montre que l'œuvre d'aucun poète ne peut être valablement estimée, avant son achèvement ou, au moins, sa maturité.
Le changement permanent du tableau d'ensemble se répercute à son tour d'une façon inattendue sur l'apport de chacun des participants, qui restent aussi bien exposés aux coups du sort, qu'à des élans créateurs, également imprévisibles.
Néanmoins, parmi ces derniers venus, d'ores et déjà, la personnalité incontestablement forte de Hryhory Kyrytchenko émerge avec une assurance et une pureté d'accent tout à fait exceptionnelles. Une erreur, le concernant, nous paraît vraiment improbable. Également à l'écart des exigences politiques du pouvoir et des hasards d'une avant-garde audacieuse à tout prix, les quelques rares poèmes qu'il a publiés jusqu'à présent frappent par leur maîtrise technique, toujours parfaite et jamais excessive ni exclusive, par la calme assurance de son élocution, par le relief et la couleur de ses images, plus que chez quiconque des poètes ici présentés.
Sa nouveauté réside surtout dans sa fidélité à lui-même, dans l'aisance de son expression inimitablement personnelle. Les images les plus insolites, dans le tissu de son texte, s'articulent avec un naturel qui singularise à la fois l'ensemble et rend la personnalité de l'auteur toujours plus fidèle à elle-même.
Certes, on connaît les dangers d'une perfection précoce. Mais la force intrépide et la rectitude de sa personnalité semblent pouvoir l'en préserver. Sa devise n'est-elle pas : « Vivre et non pas vivoter, flamboyer et non se consumer ».
Si, d'un côté, son indépendance, face au pouvoir, risque de lui attirer des ennuis, même graves, elle constitue aussi le gage qu'il ne s'endormira pas sur ses lauriers. Pour le décourager, on ira jusqu'à lui parler de sa médiocrité. Pourvu qu'il tienne bon, qu'il ne se laisse ni séduire, ni intimider, cette même pression officielle, qui ne cesse de faire tant de victimes, pourrait lui servir de contrepoids et de tremplin.
Son don - c'est un cadeau de la nature, plus fort que les contingences humaines, à moins qu'un obstacle absolu, du genre de celui que Staline avait opposé à la marche de la littérature, ne coupe court à l'ensemble de la floraison dont nous signalons la poussée.
Il fallait encore avoir signalé deux personnalités marquantes, ayant produit des œuvres nullement négligeables dans le domaine poétique, quoique leur centre de gravité soit situé ailleurs.
Vitaly Korotytch, médecin, sportif, journaliste, « person of public relations », récemment rentré d'une randonnée triomphale à travers les deux hémisphères, où il a été également fêté par les milieux officiels de l'Occident et par les colonies ukrainiennes de l'exil, est un poète nullement dilettante et, quoiqu'inégal, plein d'inattendu et d'une sensibilité particulièrement aiguë pour le spécifique du monde moderne, qu'il sait évoquer d'une façon étonnamment persuasive. On ne saurait trouver, auprès de nos descendants, de meilleur témoin pour rendre l'atmosphère même de notre époque, dans ce qu'elle a de plus impondérable.
L'autre, Vassyl Symonenko, mort à l'âge de 27 ans, frappe d'abord par sa droiture et sa pureté. Trop fier, trop intègre, pour se plier aux compromis exigés par le régime, il a laissé un journal intime déchirant qui mériterait d'être mieux connu par l'Occident, trop enclin à se fier aux affirmations de la propagande officielle sur l'état d'esprit réel qui règne de l'autre côté du rideau de fer.
Ses poèmes valent aussi surtout par le témoignage de fermeté intransigeante qu'ils apportent. Mais il y en a, dont le lecteur, même étranger, ne manquera pas de discerner la graine artistique ferme et féconde. Mais, le plus urgent, c'est la publication et la diffusion, dans toutes les langues du monde libre, de ce que nous possédons de son journal intime.
À côté du témoignage bouleversant apporté par Ihor Katchourovsky, déjà mentionné, dans une prose immortelle, celui de Symonenko constitue un sommet que le monde libre devrait s'interdire d'ignorer désormais.
On ne saurait conclure, sans mentionner les jeunes prosateurs intéressants : Evhen Houtsalo, Borys Reznitchenko et surtout Valery Chevtchouk, qui est l'espoir le plus ferme de la prose ukrainienne. Ses brèves nouvelles frappent par leur lyrisme, leur couleur et l'art de créer une atmosphère.
L'essai, genre qui opère par la pensée, est le plus lent à se relever des ravages du réalisme socialiste. Mais là aussi, des valeurs indéniables seraient à signaler. À commencer par des vieux, tels Rylsky ou le brillant professeur Oleksandr Biletsky, mais aussi des jeunes, parmi lesquels, une place tout à fait particulière est à faire à Ivan Dziouba, essayiste « par la grâce de Dieu », comme il y a des poètes.
On n'arrive à saisir chez lui aucun système idéologique préconçu dont les cas particuliers seraient dérivés par déduction. Pour lui, il n'y a, dans le domaine littéraire, que des cas particuliers, dont chacun est abordé avec une souplesse et une ouverture d'esprit totale. Pour mettre en relief les traits caractéristiques de chaque auteur étudié, il trouve des formules aussi précises que frappantes. La clarté toute classique de son style traduit fidèlement le produit de ses observations toujours neuves et révélatrices, car il ne se fie jamais à celles qui ont été faites avant lui.
Aucun des grands critiques littéraires du monde n'a jamais procédé autrement, ni fait mieux que Dziouba. S'il avait la chance de se développer, sans trop être gêné par des ingérences politiques inopportunes, l'Ukraine pourrait bientôt s'enorgueillir d'un critique de tout premier ordre, qui manque à mainte littérature moderne du monde libre.
Le volume que nous présentons aujourd'hui n'est qu'un début, le premier chaînon d'une série, absolument insuffisant en soi pour donner une idée de la richesse, de la beauté et de la variété de la littérature ukrainienne dans son ensemble.
Il n'en propose qu'un aperçu du moment actuel, et encore, un aperçu limité seulement à une partie de son ensemble. Tel quel, nous espérons qu'il saura susciter chez le lecteur le désir de prendre une connaissance plus ample d'un domaine autrement vaste et autrement puissant.
Si c'était le cas, notre tâche y trouverait sa justification la plus complète.
Paris, le 5-XII-1966
Emmanuel RAIS